La forêt équatoriale d'Indonésie
Le climat
Les forêts tropicales humides d'Indonésie résultent d’un climat équatorial et d’une configuration insulaire particulière. Avec des températures stables de 25 à 30 °C tout au long de l’année, des précipitations annuelles de 2 000 à 4 000 mm selon les régions et une humidité dépassant 80 %, cette région offre des conditions idéales au développement d’une grande variété de plantes à feuillage persistant.
Ce climat favorable s’explique par la position de l’archipel sur l’équateur, où l’ensoleillement reste constant toute l’année. Cette situation crée une zone de basse pression qui attire les vents côtiers, lesquels poussent l’air humide vers les hauteurs. Chargés par l’évaporation océanique, ces flux montants saturent l’atmosphère d’humidité, se condensant en fin de journée ou en altitude et donnant lieu à des pluies torrentielles quasi quotidiennes pendant la saison humide.
Composé de plusieurs milliers d’îles s’étendant entre l’Asie et l’Océanie, l’archipel indonésien se trouve éloigné des continents, ce qui a séparé ses espèces végétales et animales de leurs populations d’origine. Ce long isolement a favorisé l’évolution d’espèces endémiques, souvent très différentes de leurs ancêtres continentaux.
Une biodiversité exceptionnelle
Ces conditions climatiques ont permis à l’Indonésie de devenir l’un des foyers de biodiversité les plus riches au monde, avec plus de 30 000 espèces végétales recensées. Dans les forêts équatoriales, il est rare de trouver côte à côte deux individus de la même espèce. Par exemple, dans la forêt de Kerinci, au nord de Sumatra, on a dénombré 185 espèces par hectare. Une autre étude, menée dans les forêts secondaires de Jambi, a identifié 113 espèces différentes parmi 414 arbres de plus de 10 cm de diamètre.
Cette diversité repose néanmoins sur un équilibre fragile. Le climat, favorable à la croissance, engendre aussi une forte compétition pour l’accès à la lumière, à l’eau et aux nutriments, jusqu’à les rendre rares. Les plantes doivent alors élaborer des stratégies toujours plus sophistiquées pour survivre. Ces luttes incessantes font que la vie y prospère parfois au-delà des ressources réellement disponibles.
Le cycle de croissance de la forêt
Le soleil est la clef de voûte des forêts équatoriales. Les espèces végétales qui les composent doivent se fendre dans un effort permanent pour accéder à une luminosité suffisante à la photosynthèse. En dessous de la canopée, la luminosité est fortement réduite leur chance de survie.
Face à ces conditions, les graines doivent adopter des stratégies efficaces permettant à la plantule d’atteindre rapidement la canopée. Alors seulement, l’arbre peut bénéficier d’une luminosité optimale pour accomplir la photosynthèse. Les espèces tropicales possèdent deux stratégies bien distinctes. Les espèces pionnières, qui colonisent les espaces temporairement dégagés, produisent un grand nombre de petites graines. Cette approche favorise la colonisation rapide des milieux perturbés. Les espèces à croissance lente, capables d’atteindre et de conserver leur place dans la canopée, telles que les Dipterocarpaceae, produisent moins de graines mais de taille nettement plus grande. Ces dernières contiennent davantage de réserves, assurant à la plante une croissance rapide dans un environnement ombragé.
La dormance des graines varie également en fonction des stratégies de survie. Les familles des Dipterocarpaceae, des Euphorbiaceae, des Sapindaceae produisent des graines à dormance récalcitrante, qui germent peu après être tombées au sol, leur donnant ainsi une longueur d’avance si un espace se libère dans la canopée.
En revanche, certaines espèces telles que les Fabaceae, les Malvaceae, et les Sapindaceae présentent une dormance physiologique : la germination se déclenche par un changement hormonal, évitant ainsi que la plantule reste prisonnière à l’intérieur du fruit. D’autres espèces nécessitent le passage de leurs graines dans le tube digestif d’un oiseau ou d’un mammifère, assurant à la fois leur germination et leur dispersion.
Plusieurs espèces pionnières telles que Macaranga spp., Cecropia spp., présentent une dormance écologique : leurs graines germent lorsque la lumière devient plus intense, signe qu’un passage vers la canopée s’est ouvert. Elles sont munies de pigments phytochromes sensibles aux longueurs d’onde de 660 nm et de 730 nm. Sous l’ombre dense de la canopée, le rouge lointain (730 nm) domine car les plantes absorbent le rouge (660 nm) pour la photosynthèse. Les phytochromes en configuration 660 nm inhibent alors la germination. Lorsque la canopée est dégagée, les phytochromes se convertissent en une forme absorbant le rouge lointain, ce qui stimule la production de gibbérelline et réduit celle d’acide abscissique, déclenchant ainsi la germination.
Après la germination, toute l’énergie de la plante est d’abord consacrée à la croissance jusqu’à ce qu'elle atteigne la lumière. Ensuite, elle se concentre sur la photosynthèse. Le tronc cesse alors de croître rapidement, mais l’arbre développe un vaste système racinaire pour soutenir sa grande taille. Tronc élevé, racines imposantes et larges branches représentent un coût physiologique important, compensé par un feuillage abondant pour répondre aux besoins énergétiques.
Le sol des forêts tropicales, relativement pauvre, empêche les racines de s’enfoncer profondément, ce qui fragilise l’ancrage des arbres. Ceux-ci ne sont donc pas aussi bien maintenus que les conditions le demandent. Ainsi, un arbre dépassant la canopée peut être renversé par les vents violents qui soufflent en certaines périodes de l’année. Lorsqu’il chute, que ce soit par le vent, un parasite ou l’âge, il entraîne souvent dans sa destruction plusieurs voisins, créant une clairière baignée de soleil. Cet espace devient une opportunité à saisir pour les jeunes plantes, qui doivent croître rapidement : seules celles qui atteignent la canopée en premier peuvent s’y maintenir.
La forêt tropicale présente ainsi, vue d’en haut, une mosaïque hétérogène, semblable à un vaste manteau d’Arlequin, alternant zones d’arbres tombés et secteurs régénérés.
La dimension horizontale
Cette image d’une forêt tropicale en mosaïque est accentuée par la nature du relief, rarement plat, souvent marqué par des vallons et des collines. Lors des pluies torrentielles, l’eau s’écoule vers les zones les plus basses, répartissant l’humidité de manière inégale dans l’ensemble du massif forestier. Cette variation engendre de nombreux microclimats, avec des sols différant par leur texture, structure et composition.
Sur les sommets, les sols peuvent être argileux, capables de retenir l’eau mais pauvres en minéraux, ou sableux, incapables de conserver l’humidité et les éléments nutritifs qui s’évacuent vers les pentes. Les plantes les plus compétitives sont celles qui s’adaptent le mieux à leur terrain. Sur les hauteurs, on trouve des espèces tolérant les sols secs et le manque d’eau. Leur taille est souvent plus réduite que dans les zones basses. Elles se maintiennent à l’aide de racines en contrefort ou en échasse et présentent une bonne résistance à la sécheresse. Les familles les plus représentées sont les Dipterocarpaceae, des Lauraceae, des Fagaceae, des Euphorbiaceae, des Myrtaceae, des Anacardiaceae, des Burseraceae et des Moraceae.
Parmi les Dipterocarpaceae (Dipterocarpus spp., Hopea spp., Anisoptera spp.) le système d’ancrage en contrefort ou en échasse assure une bonne stabilité.
Parmi les Lauraceae (Listea spp. et Cinnamomum spp.) l’adaptation à des sols pauvres s’accompagne de la production d’essences aromatiques pour repousser les herbivores.
Les Fagaceae (Lithocarpus spp., Castanopsis spp.) se distinguent par leurs fruits en forme de glands.
Les Euphorbiaceae (Macaranga spp.) prospèrent dans les sols pauvres et colonisent rapidement les terrains perturbés.
Les Myrtaceae (Syzygium spp.) sécrètent de la résine, protectrice contre les insectes et le stress hydrique.
Les Anacardiaceae (Gluta spp., Mangifera spp.) peuvent exuder de la résine pour repousser les insectes et aider contre le stress.
Les Burseraceae (Canarium spp., Dacryodes spp.) sont bien adaptées aux sols sableux et utilisent également la résine comme moyen de protection.
Les Moraceae, largement représentées par les Ficus spp. comme le figuier étrangleur, tolèrent des sols pauvres et irréguliers.
Dans les dépressions, l’humidité est constante. Les sols sont beaucoup moins aérés et peuvent même devenir marécageux. Ils retiennent bien l’eau et connaissent des inondations fréquentes, tout en accumulant la matière organique venue des hauteurs. Ces conditions permettent la croissance d’arbres plus grands, dotés de racines adaptées à l’anoxie liée à l’eau stagnante. On y rencontre Syzygium spp., Alstonia spp., Shorea spp. et Gonystylus spp.
Les Dipterocarpaceae dominent encore le paysage, avec des espèces telles que Shorea teymanniana, S. teymanniana, S. uliginosa, Dryobalanops aromatica toutes munies de racines d’ancrage adaptées au sol humide, voir gorgé d’eau.
Les Euphorbiaceae (Macaranga pruinosa, Mallotus spp.) se distinguent par leur croissance rapide et leur capacité à coloniser des terrains perturbés ou inondés.
Les Melilaceae (Dysoxylum spp., Aglaia spp.) prospèrent dans des sols alluviaux, grâce à des fruits flottants pouvant se disperser lors de fortes pluies.
Chez les Myrtaceae, certaines espèces de Syzygium spp. comme S. claviflora conservent l’humidité interne grâce à leurs feuilles cireuses, mais peuvent subir une "sécheresse physiologique" lorsque l’eau excédentaire limite l’absorption d’oxygène et de minéraux. Leurs fruits sont dispersés par les oiseaux et les chauves-souris.
Les Anacardiaceae (Mangifera gedebe) possèdent des racines larges et fibreuses tolérant les sols saturés en eau. Leurs fruits comestibles sont disséminés par divers animaux des zones humides.
Enfin, certaines légumineuses développent de puissants contreforts pour stabiliser leur tronc dans des sols spongieux et forment des symbioses avec des bactéries fixatrices d’azote, ce qui leur permet de mieux survivre dans les sols pauvres des régions inondées.
La dimension verticale
Les forêts tropicales s’organisent en plusieurs strates qui réduisent la compétition pour la lumière. Cet agencement crée une série de gradients qui divisent cet écosystème en une succession verticale de multiples microclimats. La couche émergente se caractérise par la présence de vents, de températures élevées et d’un fort ensoleillement, tandis que la partie terrestre reste sombre, fraîche et plus humide.
La canopée elle-même se compose de trois étages dont les cimes ne se touchent pas nécessairement. Cet espace entre les couronnes des arbres limite la transmission des pathogènes. Toutefois, cette superposition d’étages forme un vaste réseau de branches imbriquées les unes aux autres, ouvrant des voies de déplacement à de nombreux animaux.
La strate émergente, située entre 40 et 70 mètres de hauteur, se compose d’arbres isolés dont les cimes dépassent largement la canopée. Plusieurs espèces de Dipterocarpaceae dominent cet étage, notamment des arbres des genres Shorea spp., Dipterocarpus spp. et Hopea spp., ainsi que Dryobalanops aromatica et Parashorea malaanonan. Parmi les espèces d'autres familles dont la cime s’élève au-dessus de la canopée figurent Koompassia excelsa, qui peut atteindre une hauteur exceptionnelle, Tetrameles nudiflora, Alstonia scholaris, Ceiba pentandra, Durio zibethinus, Pterocarpus indicus, Intsia bijuga, Dracotomelon dao, Ganystylus bancanus, Agathis spp., et Eusideroxylon zwageri qui, malgré sa croissance lente, peut atteindre le niveau émergent.
La strate de la canopée forme un couvert végétal dense qui bloque presque toute la lumière. Cet espace est occupé par des espèces appartenant notamment aux Moraceae (Ficus benjamina, Ficus elastica), aux Myristicaceae (Myristica fragrans), aux Lauraceae (Listea spp., Cinnamomum spp.), aux Euphorbiaceae (Macaranga spp.), et aux Annonaceae (Cananga odorata). On y trouve également différentes espèces de lianes qui s’enlacent aux arbres.
L’espace entre les branches et les troncs peut se remplir de débris organiques et de terre, formant une niche propice à de nombreuses espèces d’insectes, d’animaux et de plantes épiphytes telles que les orchidées et les fougères. Incapables de croître directement vers la lumière, ces plantes profitent de tous les espaces libres offerts par la canopée.
Sous la canopée se trouve la strate du sous-étage forestier. Certaines plantes, qui au cours de l’évolution n’ont pas réussi à atteindre efficacement la lumière, se sont adaptées à un environnement plus tamisé. Elles occupent ainsi l’espace disponible entre les troncs des grands arbres. C’est également dans cette strate que vivent de nombreux serpents et insectes.
Enfin, au sol, se trouve la strate dite du sol forestier, occupée par de petites plantes, des champignons et de grands mammifères. La faible luminosité de cet étage entraîne une photosynthèse limitée, ce qui réduit la productivité primaire. Par conséquent, cette strate ne permet pas de soutenir un grand nombre de consommateurs de grande taille.
Les feuilles comme exemple d'adaptation
Les feuilles des espèces tropicales possèdent une large superficie afin de capturer un maximum de lumière dans un environnement souvent assombri par une épaisse canopée. Cette stratégie est encore doublée d’une couleur sombre qui atteste d’une forte concentration de chlorophylles.
Elles sont recouvertes d’une épaisse cuticule cireuse, bordées de gouttières et se terminent en pointe afin d’évacuer l’eau pour prévenir qu’elles se fassent coloniser par des mycètes, des lichens ou des mousses. Les stomates sont placés sous les feuilles afin de les protéger des pluies. Cette structure ne se limite pas au climat tropical, mais elle sert une autre fonction de protection contre l’eau. Les feuilles sont plutôt fines mais en général très coriaces afin de se protéger contre les attaques de pestes herbivores et de pathogènes. Les stomates sont placés sous la feuille afin de les protéger de la pluie.
Le cycle des nutriments
Le climat indonésien ne connaît pas de saison froide susceptible de ralentir l’activité bactérienne. De plus, les arbres tropicaux conservent leurs feuilles toute l’année. L’apport en matière organique reste donc relativement faible, ce qui empêche l’accumulation de litière au sol.
La décomposition de la matière organique, favorisée par un climat chaud et humide, est extrêmement rapide. Les nutriments sont immédiatement recyclés et assimilés, de sorte qu’ils se concentrent davantage dans la biomasse que dans les sols. Ainsi, lorsque tombent des feuilles, des branches ou un arbre entier, ils sont rapidement décomposés par une armée de micro-organismes, puis absorbés par un vaste réseau de racines et de mycélium.
La forte pluviométrie accentue ce phénomène : les pluies torrentielles entraînent les minéraux en profondeur par percolation. Il en résulte des sols pauvres et lessivés, dominés par des ultisols et des oxisols. Ces sols fortement altérés présentent un pH bas et une forte teneur en oxydes de fer et d’aluminium, ce qui leur confère une couleur rougeâtre caractéristique.
Cependant, certaines régions d’Indonésie bénéficient d’un apport régulier en cendres volcaniques, véritables engrais naturels favorisant la croissance des forêts et l’agriculture. Les andisols qui en résultent sont moins acides, plus aérés et possèdent une meilleure capacité de rétention d’eau.
Les racines
Une autre forme de compétition à laquelle les plantes tropicales doivent faire face se joue au niveau des racines, dans la quête des nutriments. Celles-ci sont aidées dans leur tâche par un tapis mycélien. De nombreux champignons s’associent aux racines dans une symbiose mutualiste, formant des mycorhizes qui pénètrent les cellules corticales et créent des structures d’échange comme les arbuscules ou les vésicules de stockage.
Ces champignons obtiennent les produits de la photosynthèse, notamment le glucose et le sucrose, tandis qu’ils offrent à la plante un meilleur accès au phosphate, aux composés azotés et à d’autres minéraux essentiels. Le mycélium agit donc comme une extension racinaire considérable. De plus, il est parfaitement adaptée pour libérer des minéraux tels que le potassium de la roche mère grâce à la sécrétion d’acides organiques et d’enzymes. Ce mécanisme est particulièrement crucial dans un climat où les pluies torrentielles lessivent périodiquement les sols.
Ces sols, peu épais, n’autorisent pas les racines à s’enfoncer profondément. Les arbres, parfois hauts de plusieurs dizaines de mètres, sont alors soutenus par des racines rayonnantes qui serpentent à la surface. Le sol des forêts tropicales se couvre ainsi d’un enchevêtrement de racines rendant la progression difficile dans cet écosystème.
Ces racines superficielles stabilisent mal les arbres : si leur canopée est exposée aux vents, ils peuvent facilement tomber, entraînant dans leur chute d’autres arbres tout aussi mal ancrés. Pour améliorer leur stabilité, certaines espèces développent des racines en forme de contrefort, qui s’élèvent à la base du tronc. Ces racines, pouvant dépasser un mètre de hauteur, s’étendent sur plusieurs mètres autour de l’arbre, remplaçant ainsi un enracinement profond.
Certaines espèces, comme les plantes épiphytes (notamment les orchidées), développent des racines aériennes capables d’absorber l’eau des averses et l’humidité de l’air. Elles sont composées de vélamen, un tissu spongieux particulièrement absorbant. Dans d’autres cas, ces racines aériennes servent de support : plusieurs espèces de Ficus émettent depuis leurs branches des racines qui, en grandissant, deviennent des piliers puis de véritables troncs.
Enfin, certaines racines aériennes participent à une stratégie de colonisation. Par exemple, le figuier étrangleur laisse tomber ses racines autour d’un arbre hôte ; celles-ci s’enroulent, l’étouffent progressivement, et finissent par le remplacer, assurant ainsi au figuier un meilleur accès à la lumière.